La mort d’un officier. Le sous-lieutenant Alesté, tué à Roclincourt le 16 juin 1915

« Mille tendresses à vous deux. Amitiés à toute la famille ». Tels sont les mots que, le 14 juin 1915, Joseph Alesté, sous-lieutenant au 41e RI, griffonne sur la carte qu’il envoie à son épouse et son jeune fils, à la veille d’une nouvelle attaque. Cette carte sera la dernière. Deux jours plus tard en effet, il est tué dans le secteur de Roclincourt1.

Roclincourt, le 23 mai 1915: la route de Lille. Au premier plan, on distingue parfaitement les chevaux de frise étendus sur le sol. BDIC: VAL 288/090.

Le régiment de Rennes, rattaché à la 19e DI, occupe ce secteur du front d’Artois depuis l’automne 1914, à l’instar de l’ensemble du 10e corps d’armée. Si les combats y ont parfois été meurtriers, notamment en octobre 1914, autour de Neuville-Vitasse – il faut 2 100 hommes de renfort le 15 de ce mois pour reconstituer les effectifs du régiment, en théorie de quelque 3 100 combattants –, l’hiver a contribué à figer partiellement les lignes. Les semaines passent alors lentement, marquées par l’alternance des séjours en première ligne et des périodes de repos, les bataillons du 41e se relevant les uns les autres, le 70e RI de Vitré, qui appartient à la même 38e brigade, remplaçant le 41e et avant que celui-ci ne prenne à nouveau sa place Les unités bretonnes y découvrent la guerre des mines, particulièrement éprouvante moralement, au cours de laquelle les ennemis se rendent coup pour coup. Ainsi, le 26 février 1915, alors que le secteur « est calme » selon les JMO du régiment, « vers 15h, on signale que les Allemands, grâce à une galerie de mine, se sont approchés tout près des tranchées de la 3e Cie »2. « On s’en aperçoit à temps » cependant. La réponse ne tarde pas : « les travaux de contre-sape commencent pour camoufler. La mine allemande saute à 2 h. du matin », sans conséquences apparemment pour les fantassins rennais. Courant mars 1915, ceux-ci découvrent, à leurs dépens, les « gros projectiles dits torpilles » utilisés par les Allemands : « ces projectiles qui mesurent près d’un mètre de haut et 35 cm de diamètre » blessent en effet quelques combattants de première ligne.

C’est au cours de cette période que le régiment reçoit la visite de Théodore Botrel, « le barde breton engagé au 41e et détaché au ministère de la Guerre ». Le 28 avril, « Botrel est reçu dans la matinée au Cercle des officiers » et, l’après-midi, « il fait une petite conférence aux soldats. Les chansons du bivouac obtiennent un grand succès » à en croire les JMO. L’artiste compose d’ailleurs « à brûle pourpoint une chanson de marche pour le 41e sur l’air On m’assassine, refrain du régiment »3.

Roclincourt, le 23 mai 1915: panorama du village avec, au second plan, un obus allemand éclatant. BDIC: VAL 288/082.

Dans ses lettres, Joseph Alesté ne parle guère de cette visite à son épouse qui vit à Rennes, non loin de la gare. Considère-t-il ce passage du « barde aux armées » comme sans intérêt ? Peut-être. Il est cependant plus probable que tous les courriers du couple n’aient pas été conservés : l’on n’a ainsi plus que deux lettres entre le 16 avril et le 8 mai 1915, alors qu’elles sont plus nombreuses pour les périodes qui suivent et qui précèdent la seconde quinzaine d’avril. Ce 8 mai cependant, le sous-lieutenant, qui commande une section de la 7e compagnie du 41e, annonce à sa « petite femme chérie » que « c’est pour demain », évoquant à demi-mot le déclenchement de ce qui va devenir l’offensive d’Artois voulue par Joffre : le 9 mai, six corps d’armées doivent attaquer entre Notre-Dame-de-Lorette et le Labyrinthe, le 10e CA occupant le flanc droit du dispositif. Alesté poursuit : « Nous partons à deux heures pour [           ]. Je n’ai pas encore le droit de te l’écrire, et demain, à cette heure-ci, il se sera passé de grandes choses ». Et de préciser :

« pour ma part, je suis enfin content de taper un bon coup, le moral de mes hommes est aussi excellent, et je crois que demain/après-demain et pendant tous les jours où il faudra se battre pour assurer enfin la victoire finale, je suis certain de pouvoir compter sur mes hommes pendant tout le temps qu’il faudra.
Ce soir, je leur ai fait une petite causerie avant le grand départ. Je leur ai dit que cette fois il fallait coûte que coûte que notre attaque réussisse, sans quoi la guerre pouvait encore durer très longtemps, ce qu’ils ne veulent pas, à aucun prix. [...] Ils sont donc tous décidés à se battre comme des lions et à vendre chèrement leurs vies. »

En ce qui le concerne plus directement, s’il demande à son épouse, en ce 8 mai 1915, au soir d’avoir « toujours soin de [son] fils », il confesse : « cela me sera égal d’être blessé et de souffrir à mon tour, pour payer ma dette à la Patrie, comme mes camarades ».

Roclincourt, le 23 mai 1915: panorama des lignes françaises. BDIC: VAL 288/087.

Le discours de l’officier, qui tout fait pour quitter le 13e hussards (Dinan) où il servait comme sous-officier dans les premiers mois du conflit et être muté dans l’infanterie, évolue cependant rapidement dans les jours qui suivent, devant le spectacle de la guerre. « Nous nous battons dur et la bataille est terrible » écrit-il le 12 mai. « Rien de nouveau, la lutte continue » indique-t-il le 18. Le 24, bien que toujours « dans les tranchées », il prend le temps d’une plus longue lettre :

« Je suis heureux que les journaux réussissent à vous combler de joie à ce point, mais ici nous ne sommes pas de votre avis. Nous trouvons au contraire que cela va très mal.
Voici en effet notre action arrêtée une fois de plus, pourquoi puisque cela allez si bien. Les journaux ont oublié de vous dire le nombre des pertes, et si je te disais que c’est justement parce que ces pertes sont énormes que nous avons jugé à propos de cesser l’attaque. Le terrain gagné nous coutait trop dur.
De mon côté, nous n’avons rien fait de bon que de perdre des hommes, j’en aurai long à dire à  ce sujet après la guerre : nous nous sommes battus du 9 au 14 ; depuis nous occupons, comme par  le passé, nos tranchées. Depuis le 9 au matin, je  n’ai donc pu ni me laver ni me changer, nous sommes encore dans la  tranchée jusqu’au 26, cela n’a rien d’agréable.
Sur les 300 m de distance qui nous séparent des Boches, gisent tous les corps de nos camarades, qu’il est impossible de ramener puisqu’il n’y a  pas d’armistice. Cela commence à sentir très fort, dans quelques jours on ne pourra plus respirer. »

Sans rien cacher du blocage de la situation sur le terrain et de l’impossibilité d’aborder les lignes allemandes, les JMO du 41e RI, au contraire de ceux d’autres régiments, ne disent rien de précis quant aux pertes subies en ces journées de mai 19154. En indiquant cependant que le 24 mai, 773 hommes arrivent en renforts en provenance des dépôts de trois régiments d’infanterie(celui du 41e, mais aussi ceux des 2e et 71e de Granville et Saint-Brieuc), ils laissent entendre qu’elles ont été importantes. Au 4 juin d’ailleurs, l’on ne compte, malgré ces renforts, que 2 100 officiers, sous-officiers et soldats au 41e, à peine deux-tiers des effectifs « normaux »… Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, ainsi que l’écrit le sous-lieutenant Alesté le 29 mai, que les « 4 jours de repos que nous avons gagnés après 19 jours de tranchées consécutifs nous permettront de nous reposer quelque peu ». Cependant, précise-t-il, « [nous] ne réussirons certainement pas à remonter le moral des hommes qui sont quelque peu déprimés depuis la dernière attaque ou ils ont laissé de nombreux camarades ».

Cadavres allemands à Roclincourt. Cliché pris en septembre 1915 mais qui fait assurément écho aux combats du mois de juin. BDIC: VAL 288/091.

Le 41e remonte en ligne du 6 au 11 juin, subissant d’intenses bombardements. Relevé par le 70e RI, il le remplace à nouveau le 14, date à laquelle Joseph Alesté écrit donc sa dernière carte postale. Le 2e bataillon, celui auquel appartient la 7e compagnie du sous-lieutenant, « occupe la parallèle de départ et la 1ère ligne » ce soir-là selon les JMO. Dans la nuit, l’on effectue les « derniers travaux d’aménagement de la parallèle ». Le « jour J indiqué sur l’ordre d’attaque » étant fixé au 16, la journée du 15 est passée aux ultimes préparatifs : « constitution de magasins du génie dans les tranchées, du dépôt de cartouches, distribution aux hommes de pétards et grenades, construction des gradins de franchissement ». A minuit, « le dispositif d’attaque est complètement pris » indiquent les JMO.

La matinée du 16 juin « est fort tranquille ». « De temps en temps, quelques coups de canon, mais l’ennemi est fort calme ». A 12h14, sans préparation d’artillerie spécifique, « la 1ère vague bondit hors de la tranchée, suivie de près par la 2e vague ». « L’assaut se fait très facilement » à en croire les JMO. En effet, « la surprise a été complète chez l’ennemi ; pas un coup de fusil n’est tiré » et la 1ère vague des 7e et 6e compagnies « saute dans la 1ère tranchée allemande ». Les 5e et 8e sont cependant bloquées en abordant les lignes ennemies, reçues à coups de grenades. Le déclenchement du tir de barrage de l’artillerie allemande empêche par ailleurs la 3e vague de sortir des tranchées. A ce moment de la journée, « la fumée et la poussière sont telles qu’il n’est plus possible de suivre à la vue les progrès de notre attaque ». Plus tard, si la fumée retombe, les tirs de l’ennemi empêchent les renforts du 1er bataillon de rejoindre les positions conquises par les 6e et 7e compagnies dont on peut cependant suivre les combats désespérés à distance. Lorsqu’en fin d’après-midi une section de la 4e compagnie du 41e peut enfin emprunter de nouveaux boyaux creusés vers l’avant par le génie au cours des heures précédentes, elle doit cependant constater que les Allemands sont maîtres des positions qu’ils occupaient le matin.

« A la faveur de la nuit tombante », indiquent les journaux de marches et d’opérations, « un sous-lieutenant et qq hommes du 2e Btn réussissent à revenir dans nos lignes ». Joseph Alesté n’est pas parmi eux. Il est mort, en ce 16 juin 1915, dans les tranchées de Roclincourt.

Yann LAGADEC

 

Pour en savoir plus : RAGOT, Kévin, Etude épistolaire d’un soldat de la Grande Guerre d’après les lettres de Joseph Alesté, sous-officier de cavalerie puis officier d’infanterie (août 1914-juin 1915), Mémoire de master 1 MEEF, université Rennes 2, 2013.

 

 

 

 

1 Comme de nombreux officiers, Joseph Alesté à deux fiches de décès. L’une indique, par erreur, que sa mort serait intervenue le 16 juillet 1915.

2 SHD/GR, 26 N 628/1, JMO du 41e RI.

3 Le texte de cette chanson n’a pu être retrouvé. Nous en profitons donc pour lancer un appel aux lecteurs…

4 Pour la seule journée du 9 mai, les JMO de la 38e brigade indiquent qu’une de deux compagnies du 41e engagées perd « ses officiers et les ¾ de son effectif » en quelques heures (SHD/GR, 26 N 507/1). Au sujet de l’attaque du 11 mai, menée par les 48e et 71e RI de Guingamp et Saint-Brieuc, les JMO de la 19e DI indiquent que « la ligne [d’assaut] est fauchée et quelques hommes seulement viennent tomber au pied des fils de fer ennemis. Sur 400 hommes, plus de 50 % de l’effectif est mis hors de combat » (SHD/GR, 26 N 300/1).